L’antisémitisme qui perdure, les tentatives négationnistes concernant les crimes contre l’humanité perpétrés durant la Seconde Guerre mondiale et la survenue de nouveaux crimes contre l’humanité montrent combien il est important d’aborder le sujet de la Shoah avec les nouvelles générations. Cependant, l’évolution des programmes scolaires et le renouvellement générationnel invitent à repenser le discours sur ces événements et à interroger les implications de la transmission de la Shoah dans la formation éthique du lycéen.
D’une part, à travers les cours d’histoire consacrés à la Seconde Guerre mondiale, l’élève découvre le regard scientifique de l’historien, fondé sur une solide connaissance factuelle et l’esprit critique. D’autre part, la Shoah soulève des questions transversales qui sont évoquées dans plusieurs matières à travers des œuvres comme L’Album de la famille D. de Christian Boltanski en cours d’art plastiques, Different trains de Steve Reich en cours de musique, le court-métrage Spielzeugland de Jochen Alexander Freydank en cours d’allemand, les incontournables récits de survivants en cours de français comme La nuit d’Élie Wiesel ou Si c’est un homme de Primo Levi, puis Daniel Mendelsohn : Les disparus, Déborah Lévi-Berthérat : Sur la terre des vivants ou Ivan Jablonka, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus pour la littérature de la troisième génération.
D’une certaine manière, la question de l’humanité en tant que telle mène à la confrontation avec les dilemmes moraux des contemporains de cette époque d’abord et des traces laissées chez leurs héritiers. L’objectif consiste à créer un dialogue entre les élèves lors d’une rencontre avec un récit sur la Shoah. La multiplication des récits permet de "heurter" leurs préjugés et de déclencher une réflexion propre lors d’un atelier qui doit être conçu de manière à permettre effectivement cette impulsion de penser par et pour soi-même.
Le sujet de ma thèse Le rôle des émotions dans la transmission d’une mémoire collective et dans la construction du sujet éthique se décline en deux axes, d’abord, celui d’être force de proposition d’une méthode qui définirait un cadre théorique pour cette transmission et ensuite, d’effectuer un retour critique sur l’expérience menée au lycée.
Adorno, philosophe de l’école de Francfort, réfléchissait après la guerre sur une éducation qui serait "un vaccin contre la dictature", autrement dit, il proposait à réfléchir à un espace propice à développer la capacité de combattre les tendances à nier l’humanité de certains groupes qui existent dans toutes les sociétés. Tout en tenant compte des pièges inhérents aux émotions, une démarche mémorielle est proposée aux lycéens sans instrumentaliser la Shoah. En effet, les ateliers mis en place dans le cadre d’une pédagogie de projet ou lors de voyages scolaires invitent les élèves à se saisir de ces questionnements. Voici quelques propositions d’ateliers qui ont en effet débouché sur un tel état d’esprit selon le retour d’expérience des participants.
Rencontres directes ou littéraires
Les ateliers cherchent à faire vivre aux jeunes l’expérience d’une rencontre pour qu’ils y fabriquent des souvenirs. Jusqu’à aujourd’hui, les rencontres des témoins directs étaient des moments privilégiés pour transmettre le vécu de la Shoah. L’élève attentif écoutait le récit du témoin se tenant devant lui. Comment remplacer ces rencontres inoubliables alors que les témoins disparaissent ? À l’ère des non-témoins, il est possible de retrouver leur voix dans la littérature, mais comment rendre cette rencontre effective, pour que les élèves fabriquent des souvenirs qui permettent de se rappeler de ces récits ?
La rencontre avec une mémoire vive suscite la compassion, la lecture d’un texte n’aboutit pas à cette même implication affective du lecteur. Alors, si la composante compassionnelle tend à diminuer, autre chose doit la remplacer.
La littérature peut-elle offrir une expérience vive du récit ? Comment et en quoi s’agit-il ici d’un changement de degré d’empathie qui revêt d’abord une forme affective puis une forme cognitive ? Le lecteur entre en dialogue avec un texte qui va raconter un monde différent du sien en heurtant parfois ses croyances, ainsi qu’en déclenchant une interrogation sur le bien-fondé de ses préjugés.
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Par la lecture, une ouverture se crée dans deux sens, et vers la compréhension d’autrui et vers celle de soi-même. Cette rencontre déclenche un dialogue, ainsi, en reconstituant la question que pose le texte, le jeune emprunte une démarche d’interprétation et de compréhension menant à un sentiment de responsabilité envers l’autre. Ce dialogue devra in fine être intériorisé, mais lors des ateliers, il se vit en interaction sociale. Autrement dit, le travail de lecture cherche à créer une habitude de pensée qui serait analogue aux échanges vécus avec tous les participants pendant les ateliers autour d’un texte commun.
Voici un exemple d’atelier, inspiré de la démarche de "recherche-création", une méthode qui s’est peu à peu développée à partir de la pratique du travail en atelier artistique et qui a été formalisée au début des années 2000 et relayée en France par Yves Citton, tout comme celle du speed-booking, pratiquée dans certaines médiathèques innovantes.
L’atelier prend la forme d’un speed dating "conceptuel". Pendant la préparation d’une séance de cinéma pour voir le film Simone, le voyage du siècle, des extraits du texte de Simone Veil ont été donnés à lire aux élèves. Selon les propositions de la méthode de "recherche-création", la lecture d’extraits de la même œuvre devient ainsi "une contrainte encapacitante", appelée ainsi parce que celle-ci favorise l’interaction tout en évitant un laissez-faire de celle-ci peu productif.
Par exemple, la consigne "d’en dire quelque chose qui doit être tout sauf achevé", invite à ne pas entrer dans l’échange lors du speed dating avec un commentaire achevé du passage lu, mais avec une ébauche qui aboutira à quelque chose de différent que si les uns et les autres agissaient seuls et en amont. Ce "quelque chose" peut prendre la forme d’un mot-clé, d’un passage marquant du texte ou d’une question. Ainsi, cette lecture devient une rencontre, ancrée dans un texte commun qui se termine par un compte rendu des échanges en dégageant les tendances observées dans le groupe (des questions semblables, des passages souvent cités, etc.). Les participants ont relaté avoir pris plaisir à ces échanges d’une complexité et d’une diversité stimulante.
La rencontre des ascendants
Inviter les élèves à se pencher sur leur histoire familiale leur permet de prendre conscience l’existence d’un récit intergénérationnel et de prendre la responsabilité de la mémoire de certains membres de leur famille. Ce travail est proposé à tous les élèves, mais il ne peut pas être rendu obligatoire, certains élèves ayant des vécus familiaux traumatiques.
Cet atelier s’est inscrit dans les cours d’accompagnement personnalisé, afin de travailler la compétence d’expression orale en continu avec un intervenant de théâtre. Là encore, en accord avec l’intervenant, les "contraintes encapacitantes" ont été mises en place, c’est-à-dire, l’interdiction de présenter un travail achevé et l’ancrage dans une même démarche. C’est un travail périphérique à la transmission de la Shoah mais les retours des participants soulignent que l’importance subjective accordée à l’histoire familiale leur a permis de comprendre le concept de "descendant".
L’atelier peut aussi avoir un point de départ littéraire, car les auteurs de la génération "des petits-enfants" des témoins directs proposent des récits d’enquête familiale. En cours d’allemand, un grand choix de textes littéraire (par exemple Sag es mir de Vanessa Fogel) existe pour asseoir cette démarche sur un récit d’enquête familiale.
La rencontre avec l’histoire locale
Ici, il s’agit d’une inscription d’un nom dans l’espace public qui invite à une enquête. Ainsi, les jeunes se souviendront du déroulement de l’enquête. Déambuler dans les rues du lieu où l’on habite, tout en changeant de perspective, permet aux élèves d’aller sur les traces des disparus. Pour retrouver les noms des déportés de sa ville, on peut utiliser le moteur de recherche mis en place par Serge Klarsfeld pour retrouver les déportés d’un département et d’autres.
Souvent, des parcours de mémoire existent déjà localement : les mémoriaux ou les pavés de mémoire. Parfois, aucune inscription visible n’existe. Les destins des disparus peuvent dans ce cas être retrouvés et retracés lors d’une visite aux Archives départementales, afin de retrouver des documents témoignant de ces vies. Les jeunes s’emparent de ces biographies grâce au lien affectif qui préexiste avec leur lieu d’habitation. Les élèves affirment de se sentir concernés parce qu’ils y "habitent". Ensuite, peu importe l’endroit, la discussion amène une compréhension du scandale de la déportation d’un lieu où l’on a choisi d’habiter.
Les différents ateliers de transmission de la Shoah permettent de prendre l’habitude de questionnements éthiques et de prendre position. Ainsi, une mémoire collective grâce à l’ancrage commun dans les œuvres littéraires se met en place, une mémoire qui permet aux lycéens de s’engager dans l’avenir, riche de leur expérience.
Anke Bédoucha, Doctorante en philosophie, enseignante agrégée d'allemand, Université de Rouen Normandie
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
La Rédaction